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Underwire : Shorts by Women

Prano Bailey Bond : interview - FR

mercredi 29 janvier 2014, par Elise Loiseau

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Prano Bailey Bond, réalisatrice irlandaise basée à Londres, remporte prix sur prix. Documentariste, monteuse, elle a réalisé des clips et plusieurs courts métrages. Son quatrième court, The Trip, sur un jeune vietnamien forcé de travailler dans une plantation de cannabis, a remporté le prix de la meilleure réalisatrice au festival Underwire. Prano Bailey Bond a construit son propre univers, s’inscrit dans la lignée de David Lynch, réalise des courts métrages aussi admirables qu’oppressant, à l’image de The Trip dont elle raconte le tournage, et l’intention qui en à l’origine.

The Trip est ton quatrième court métrage. Tu as gagné le prix de la meilleure réalisatrice lors du festival Underwire, et du meilleur film au festival Unchosen. La première fois que tu as entendu parler de l’histoire de cet homme forcé à travailler dans cette plantation de cannabis, tu as su tout de suite que tu en ferais un film ?

Oui, d’une certaine manière. J’ai été invitée par Soul Rebel Film (une boite de production spécialisée dans les droits de l’Homme) pour réaliser un film dans la catégorie Unchosen Film Competition, qui milite pour attirer l’attention sur le trafic d’êtres humains . Les droits de l’Homme, le Bien et le Mal et l’abus de pouvoir sont des éléments qui ont toujours nourri ma réflexion alors cela m’intéressait de travailler avec eux.

On m’a proposé une sélection de cas réels à partir desquels réaliser le film. Il s’agissait de trafic sexuel, d’esclavage domestique et de travail forcé, et alors que toutes ces histoires étaient incroyablement fortes, l’histoire de Hung’s, qui est devenue The Trip, était celle qui m’a fait me dire « Wow – ces choses-là arrivent vraiment ? ». Il s’agissait d’un véritable cas d’esclavage moderne – le trafic d’êtres humains pour la culture de cannabis, d’autant plus dissimulé qu’il est illégal : le commerce équitable de cannabis est évidement un problème sur lequel on ne peut pas légiférer ! Cette forme d’esclavage est une des plus importantes mais aussi une des plus négligées lorsqu’il s’agit d’identifier et réhabiliter des victimes. Les victimes doivent donner beaucoup d’argent aux trafiquants pour payer le voyage, et ensuite elles ont des dettes envers eux, ce qui donne aux trafiquants un moyen de pression sur leurs familles restées au pays, et qui empêche les victimes de s’en référer aux autorités.

Tout ça pour moi était le cauchemar absolu – l’isolement, la peur, être prisonnier dans un endroit inconnu où vous êtes invisible à tous niveaux. En faire un court métrage était un challenge : le sujet est très compliqué car il implique de multiples problèmes sociaux : la pauvreté, la loi, un engrenage (au sein des gangs notamment). Cette histoire était aussi à plusieurs niveaux celle qui requérait le plus d’audace, ce qui est probablement aussi ce qui m’a attiré.

Tous tes courts de fiction (House of Virgins, Short Lease, Man vs Sand and The Trip) évoquent la peur, l’isolement , ces choses qui nous effraient le plus. Tu penses qu’ils peuvent être cathartiques, pour le réalisateur comme pour le spectateur ?

Je suis fascinée par la peur – d’où elle vient, comment elle est utilisée pour contrôler les gens, sa part irrationnelle, comment cela nous affecte, surtout si on la réprime, comment la peur se nourrit d’elle-même…C’est une émotion très complexe. C’est avant tout un mécanisme de survie, mais elle a aussi une forte composante psychologique, bref c’est très puissant. Mon court The House of Virgins évoquait la peur de Dieu et mon prochain court métrage sera à propos de la peur du cinéma en lui-même, c’est vraiment un thème majeur pour moi.

Dans ces histoires, ce qui cause la destruction est l’incapacité des personnages à gérer leurs peurs. Je pense que c’est le cas aussi dans la vraie vie. Les histoires que je choisis ou les films que j’aime ne sont jamais sombres ou horribles gratuitement ; il s’agit toujours de parler de la nature humaine. Faire des films, c’ est ma manière de parler du monde, plus ou moins consciemment.

Mon prochain film sera à propos des films d’horreur et j’ai beaucoup réfléchi à ce qu’on aime ou pas dans le fait de regarder des films effrayants. Pour l’adrénaline, c’est évident, mais je pense qu’on est aussi saisis par la face sombre de l’âme humaine, et le cinéma est une façon de l’explorer sans danger. Alors oui cela peut être cathartique. Ça n’a rien de nouveau : les histoires de fantômes, l’attroupement autour des exécutions publiques. C’est une manière inconsciente d’assouvir notre besoin de comprendre la vie et la mort.

Huw John Sam est très bon dans le rôle de Hung. Comment s’est déroulé le casting ?

On a remué ciel et terre pour le trouver. Mes critères, en plus du problème de la langue, ne nous ont pas rendu la tâche facile. Quand Huw s’est présenté à l’audition on a tous été soufflés par sa performance. Il arrivait à rendre la complexité que je recherchais ; Huw était sensible au fait que Hung soit par moment déchiré par des émotions contradictoires. Le truc c’est que Huw est un acteur très « Méthode », alors il est venu à l’audition dans la peau de son personnage, très timide et vulnérable. Il a été incroyable, mais je me rappelle avoir pensé « ce mec est un peu bizarre ». C’est marrant d’y repenser, car c’est devenu un ami aujourd’hui. Il nous a eus pendant le tournage, on a réalisé qui il était vraiment quand tout cela a été fini. Natalie O’Connor, notre make up artist, nous avait dit qu’elle l’avait vu faire la manche entre des prises. On tournait à Finsbury Park et Huw était habillé avec des loques, et j’imagine qu’il est allé faire la manche quand on n’avait pas besoin de lui histoire de rester dans l’état d’esprit du personnage (et je ne pense pas qu’il ait gagné quoi que ce soit !). Un de nos assistants, bluffés par Huw, s’est fait engueuler par un passant à cause de la manière dont il regardait faire la manche. Quelle que soit sa technique, il a beaucoup donné, comme tout le casting. J’ai eu de la chance. Ils ont été géniaux, les conditions de tournage étaient très dures et inconfortables (un immeuble très poussiéreux par le weekend le plus chaud de l’année), en plus de leur talent, ils se sont comportés de la meilleure manière dont un réalisateur puisse rêver. C’était difficile mais on s’est aussi bien marrés.

Quel a été le plus grand défi lors du tournage ?

Le décor était un sacré challenge. Quand j’ai sélectionné cette histoire, j’étais inquiète de la manière dont on allait reproduire une fabrique de cannabis crédible avec un si petit budget. Au moment d’écrire le script j’ai contacté des accessoiristes spécialisés dans le cannabis, Sugavision, pour évaluer pour combien on allait en avoir. Cet appel, c’était un peu ça passe ou ça casse, dans la mesure ou je ne voulais pas me lancer dans un film qu’on n’aurait pas les moyens de réaliser. Le scénariste, Anthony Fletcher et moi, on s’était dit que cette limitation servirait le propos, qu’on pourrait s’en servir pour créer cette atmosphère claustrophobe mais quand même, si on avait juste deux ou trois plantes ça aurait plombé un peu le tout. Heureusement, les gens de Sugavision ont aimé le film et nous ont beaucoup aidé. Avec ma production designer Ollie Tiong on a beaucoup communiqué avec eux, pendant l’écriture et ensuite.

Je savais qu’avec Ollie et Sugavision on y arriverait. Et on a réussi, à tel point que pendant les projections j’ai entendu des commentaires, quand la mention "accessoires plantation" apparaissait, des gens qui disaient " Des accessoires ! Ah wow !"
L’autre challenge était la langue. Je ne parle pas le vietnamien. J’ai trouvé un assistant réalisateur vietnamien qui était mes oreilles sur le plateau, et par rapport au jeu des acteurs il fallait vraiment s’en référer à l’intuition. C’était très intéressant, il s’agissait de faire confiance aux acteurs. Le fait que le film contienne peu de dialogue nous a certainement aidé. Si l’opportunité de réaliser un film dans une langue étrangère se représentait j’y retournerais, j’ai adoré l’expérience.

Par moments ton film évoque celui de Jean-Pierre Jeunet, Delicatessen. L’emploi de l’éclairage vert et jaune crée comme dans The Trip, cette atmosphère anxiogène, étrange. Comment as tu fait, techniquement ?

J’adore ce que fait Jeunet, même si la ressemblance avec Delicatessen n’était pas volontaire. Pour Hung, cette usine de cannabis est sa seule réalité pendant des mois. J’imagine que quand nos sens sont à ce point limités chaque sensation est amplifiée. Hung étant retenu ici contre son gré, la pièce, les lumières, sont ses adversaires. C’est un cauchemar de ne pas pouvoir échapper à ce bourdonnement monotone. Je voulais représenter cette atmosphère étouffante, inconfortable, claustrophobe, il fallait que cela vienne de sa propre réalité, du monde propre au film.

Je porte une grande attention au son, je crois que c’est l’outil le plus puissant et le plus ? émotionnellement efficace au cinéma. Tout ce que l’on voit et entend au cinéma, le rythme, c’est un moyen d’emmener le spectateur là où l’on veut. Il s’agit d’orchestrer tout ça, d’équilibrer les éléments entre eux, pour que cela fonctionne.

C’est pour ça que j’aime travailler avec la même équipe, quand je travaille avec quelqu’un qui comprend là où je veux en venir et qui en plus amène sa patte, alors le processus créatif gagne en complexité et en efficacité, en tout cas j’espère. Je ne sais pas si cela répond à la question, c’est difficile d’y répondre car tout cela a beaucoup à voir avec l’instinct.


Pour toi le court métrage est-il plus adapté à l’élaboration d’une ambiance aussi tendue ?

Je crois que c’est plus difficile de réaliser des courts métrages. On a moins de temps pour raconter l’histoire ou pour explorer les personnages. Il faut travailler de manière concise car il s’agit d’emmener le spectateur quelque part dans un laps de temps très court.

Cela permet d’acquérir une discipline et c’est pour ça que beaucoup de réalisateurs commencent par là, mais c’est parfois frustrant. Il fallait raconter une aventure qui a duré quatre mois en en dix minutes. Je ne voulais pas utiliser de cartons parce que je me suis dit que ça pouvait déconcentrer le public. A la place on s’est servi du montage pour symboliser cela.

J’en suis arrivé à un point où je suis heureuse de réaliser un long métrage car je sais que cela me permettra de vraiment bâtir un monde et des personnages plus en détail, et d’impliquer plus profondément le public. Il parait que les cycles de nos rêves durent 90 minutes, et je pense que ce n’est pas un hasard si c’est la longueur moyenne des longs métrages.


Tu as réalisé des documentaires, des clips, des publicités…Qu’est-ce que tu as appris de nouveau en faisant The Trip ?

A chaque film je fais de plus en plus confiance à mon instinct. J’ai appris à faire confiance à cette petite voix qui me dit de revoir une scène, un moment du script. Ce sont toujours des intuitions difficiles à déchiffrer mais il faut y faire attention car si on néglige son sixième sens sur une scène, c’est toujours celle-là qui demandera le plus de travail au montage.

Ce n’est pas forcément sur The Trip que j’ai réalisé ça, cela vient de mon expérience en tant que monteuse et réalisatrice : il faut être attentif dès le début à son intuition, car on ne peut pas tout résoudre grâce au montage. Ce qui est génial quand on réalise des films c’est qu’on apprend sans cesse, que ce soit techniquement, artistiquement, et sur des sujets différents. J’ai beaucoup appris sur la traite d’êtres humains en faisant The Trip. On se met dans la peau d’une autre personne rien qu’en regardant un film, c’est pareil en le réalisant. C’est un moyen de renforcer sa compassion, son attention à l’autre, c’est clair que The Trip a eu cet effet sur moi.

Que vas-tu faire ensuite ?

Je vais tourner mon prochain court d’ici quelques mois, qui a à voir avec le long métrage sur lequel je travaille. Le court métrage s’appelle Nasty. C’est un film d’horreur/fantastique avec un peu de science-fiction. Il se situera en plein dans cette hystérie sociale du début des années 80 qui entourait ce qu’on appelait les video natsy,nasty ? ces films d’horreurs à petit budget qu’on accusait de pervertir les foules.

Ce sera l’histoire de Doug, 12 ans, à la recherche de son père qui a disparu mystérieusement, et qui s’aventure dans un monde sombre et terrifiant. Le court métrage comme le long questionne la relation entre réalité et le rêve, et questionne également ces video nasty et la censure. Ce projet m’enthousiasme, cela fait longtemps que j’y pense. Le casting démarrera en mars, et nous allons discuter du projet au Forum Euro Connections au festival de Clermont Ferrand.

Vous pouvez suivre l’avancement de Nasty ici :
Facebook : https://www.facebook.com/NASTY.short.film?ref=hl
Twitter : https://twitter.com/NastyShort

Plus d’infos sur Prano Bailey Bond :

www.pranobaileybond.com
https://www.facebook.com/pranobaileybond?ref=hl
https://twitter.com/pranobaileybond

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